Kamou
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David Le Breton, anthropologie du corps et modernité chapitre 4 ; médecines et médecines dites parallèles : d'une conception du corps à des conceptions de l'Homme.
Et voici l'interprétation de LeBreton, qui diffère de celle de Lévi-Strauss parce qu'elle ne passe pas par une opposition psyché/soma qui serait comblée dans la thérapie par un ricochet de sens entre symbolique et biologique, mais joint les deux :
Ma question est : dans quelle mesure ces pratiques sont à rapprocher de l'hypnose thérapeutique, dans quelle mesure sont elles à distinguer ? Qu'en pensez vous par rapport à vos expériences de l'hypnose ?
A la suite de la négligence ou de l'offense commise, le sujet se vit comme délié de toute protection sociale et religieuse, il intériorise l'idée que la mort est sur lui et il décède quelques jours plus tard. Tel est l'effet d'une parole collective qui illustre à merveille la porosité du corps à l'action du symbole. Les constituants de la personne ne sont pas étrangers à la parole collective qui présage de sa mort ou l'incite à la vie.
Dans un article mémorable, C. Lévi-Strauss, en 1949, donne une réflexion sur l'efficacité symbolique en évoquant le déroulement d'une cure chamanique reposant sur une représentation du corps propre à retenir notre attention. D'autant que par sa mise en oeuvre comme levier thérapeutique, elle produit l'efficacité qui libère la patiente de ses maux. Les faits recueillis se situent au Panama, chez les Indiens Cunas. Dans cette société lorsqu'un accouchement difficile s'annonce, il est d'usage de requérir l'aide du chaman. Les difficultés rencontrées par la femme en couche s'expliquent par le fait que Muu, la puissance responsable de la formation du foetus, s'est écartée de sa tâche habituelle et s'est emparée du purba (l'"âme") de la parturiente. L'intervention du chaman consiste dans la recherche du purba. Ce qui implique une lutte farouche contre Muu, passant par diverses péripéties, notamment l'affrontement à des animaux dangereux. Une fois Muu vaincue, le chaman restitue la purba à la parturiente. L'accouchement s'accomplit alors sans plus d'obstacles. Muu s'éloigne non sans demander au chaman quand elle aura l'occasion de le rencontrer à nouveau. Muu est la puissance tutélaire de la procréation et de la croissance du foetus, il convient donc de ne pas la froisser mais de la rappeler seulement à ses devoirs envers les hommes.
Le combat mené par le chaman et les esprits protecteurs s'inscrit dans les séquences d'un chant qu'il entonne des son arrivée près de la parturiente. Par l'intermédiaire du récit consacré les souffrances de la femme en couche sont transposées sur le versant du mythe. Les deux protagonistes s'inscrivent à l'intérieur d'une histoire déjà écrite, dont les épisodes sont tous tracés et qui leurs offrent une ligne de conduite. Le mythe raconte le combat mené par le chaman au sein même de la chair de la femme. Il énumère les obstacles à franchir, les menaces à déjouer, les monstres à neutraliser et qui incarnent les douleurs éprouvées par la femme : "Oncle alligator, qui se meut ça et là, avec ses yeux protubérants, son corps sinueux et tacheté, en s'accroupissant et agitant la queue ; Oncle alligator Tiikwalele, au corps luisant, qui remue ses puissantes nageoires, dont les nageoires envahissent la place, repoussent tout, entraînent tout ; Nele Ki(k(kirpananele, la Pieuvre, dont les tentacules gluantes sortent et entrent alternativement ; et bien d'autres encore, Celui dont le chapeau est rouge, Celui dont le chapeau est multicolore, etc. et les animaux gardiens : le Tigre noir, l'Animal-rouge, etc." Tel est le bestiaires terrifiant qui se meut au sein de la femme. A travers la narration du mythe qui décrit les embuches surmontées par les deux protagonistes, renouant à cette occasion avec les aventures vécues in illo tempore par les dieux, le chaman offre à la femme un système de sens grâce auquel celle-ci ordonne enfin le désordre de sa douleur, de sa fatiguer et de son angoisse. "Les esprits protecteurs et les esprits malfaisants, écrit C. Lévi-Strauss, les monstres surnaturels et les animaux magiques font partie d'un système cohérent qui fonde la conception indigène de l'univers. La malade les accepte, ou, plus exactement, elle ne les a jamais mis en doute. Ce qu'elle n'accepte pas, ce sont des douleurs incohérentes et arbitraires, qui, elles, constituent un élément étranger à son système, mais que, par l'appel au mythe, le chaman va replacer dans un ensemble où tout se tient."
Le récit de cette cure met en évidence les axes anthropologiques de l'image du corps. Pour être vivables les processus vécus par le sujet dans sa chair doivent être affectés, dans le sentiment qu'il s'en fait, d'une forme et d'un sens : là où ils sont défaits par l'irruption de l'insolite, de la souffrance, de l'intolérable, il importe de leur frayer un chemin. Le chaman assigne une forme et un sens là où se déployait auparavant un chaos de sensations brutes et absurdes. La mise en ordre qu'il opère, en attribuant à cette turbulence une signification admise par la communauté et la parturiente, restitue cette dernière à l'ordre humanisé de la nature. Un moment captive d'un univers sauvage qui ne lui accordait aucune prise et qui la broyait, elle est libérée de l'emprise de Muu, elle reprend sa situation en main en l'affectant d'une signification qui implique l'action en sa faveur du chaman. Elle peut dès lors mettre son enfant au monde. A travers la symbolisation qu'il opère, le chaman débloque une situation qui paraissait figée. Le mythe évoqué ici est un partage commun, ce n'est pas un récit arbitraire ou aléatoire. La créativité du chaman, si elle existe ici, brode sur un thème connu.
Or nous l'avons dit, la réalité du corps est d'ordre symbolique. Devant l'énigme intolérable du non sens d'un accouchement entravé, face à l'épaisseur inconnue d'une chair qui se rebelle, le rôle du chaman consiste à réintroduire du sens, à expliquer à la femme, à travers le consensus nécessaire du groupe, le contenu des sensations insolites et douloureuses qui la traverse. La situation qui semblait un instant échapper à l'ordre humanisé du monde y revient. Grâce à l'interprétation du guérisseur et à l'action qu'elle suppose à travers la narration du mythe dans un contexte rituel fortement investi, la femme reprend le contrôle de l'accouchement qui dès lors se poursuit normalement.
Et voici l'interprétation de LeBreton, qui diffère de celle de Lévi-Strauss parce qu'elle ne passe pas par une opposition psyché/soma qui serait comblée dans la thérapie par un ricochet de sens entre symbolique et biologique, mais joint les deux :
La sorcellerie fonctionne sur une logique social de cet ordre. La parole ou le rite dénouent un symptôme ou suscitent la mort, car ils trouvent d'emblée une résonance dans la chair. Ils puisent à la même source. Leur matière première est commune : le tissu symbolique. Seuls diffèrent les points d'imputation. Si le sens (le rite, la prière, le mot, le geste...) moyennant certaines conditions agit avec efficacité sur son objet (le corps, le malheur, etc.), c'est qu'il pénètre comme l'eau se mêle à l'eau dans l'épaisseur d'un corps ou d'une vie qui sont eux-même impreignés de symbolique. Aucune contradiction entre les termes de l'intervention que médiatise l'opératuer (chaman, leveur de sorts, médecin, psychanalyste...). Ce dernier répare une déchirure dans le tissu du sens (la souffrance, la maladie, l'infortune), il combat la stase du sens par d'autres formes symboliques. Ses actes contribuent à une humanisation, à une socialisation du trouble. Ils restituent l'acteur au symbolisme général de son groupe d'appartenance. Celui-ci doit participer, même de façon minime (même totalement imaginaire), à la représentation du corps à laquelle adhère le thérapeute qu'il consulte. Adhésion qu'il ne faut en aucun cas confondre avec la croyance, car elle n'est pas du registre du cogito, c'est à dire de la pensée réflexive, des processus inconscients y entrant pour une large part.
Ma question est : dans quelle mesure ces pratiques sont à rapprocher de l'hypnose thérapeutique, dans quelle mesure sont elles à distinguer ? Qu'en pensez vous par rapport à vos expériences de l'hypnose ?